Amazon : analyse civiliste, temporelle et comparée de la décision qui valait 4 millions d’euros

Axel Glock | | 18 décembre 2019
9 minutes de lecture

Par Me Ludovic Landivaux, Associé gérant, Claisse & Associés.

Excepté les juristes-ermites ou les réfractaires absolus à toute commande en ligne, le jugement rendu le 2 septembre 2019 par le Tribunal de commerce de Paris, n’a pu échapper à ceux qui suivent (un peu) l’actualité judiciaire et commandent (toujours trop…) sur Amazon.

Pour le résumer simplement, le ministre de l’Economie et des Finances (Bruno Lemaire) a obtenu la condamnation d’Amazon (le second « A » dans « GAFA ») à une amende civile de 4 millions d’euros sur un maximum de 5 possible. Ceci, en raison du caractère trop déséquilibré de certaines clauses contractuelles imposées par le Goliath américain à ses vendeurs en ligne, qui diffusent tout ou partie de leurs produits via cette plateforme.

Le ministre a également obtenu qu’une dizaine de clauses des conditions générales d’utilisation (CGU) d’Amazon soient modifiées, dans un délai de 6 mois, sous peine de payer une nouvelle amende de 10.000 euros … par jour de retard.

Notre ministre-chevalier-blanc (ou empêcheur de déséquilibrer en rond, question de point de vue), s’est même donné la peine – le fait n’est pas si courant – de publier très vite un communiqué de presse louant sa victoire judiciaire.

Notre propos, qui restera certes juridique, ne sera pas de livrer ici une analyse exhaustive du contenu et de la portée de cette décision fondée sur la notion juridique de déséquilibre significatif, tant d’éminents confrères l’ont déjà fait, et l’on renverra notamment à l’excellente chronique de la véritable Amélie Poulain ou à l’article du non moins brillant avocat-bloggeur, Erwan le Morhedec.

Notre souhait en cette fin d’année, les fêtes du même nom approchant, est plutôt de tenter de mettre quelques paillettes dans la vie du lecteur de brèves juridiques, en se risquant à une lecture sérieuse, mais totalement partiale et partielle de cette décision à 4 millions.

Première question (angoissée) : mais une telle décision est-elle encore possible aujourd’hui ?

Car en effet, le fondement de la croisade du ministre fut feu l’article L442-6, I 2° et III du code de commerce, alors applicable aux faits de l’espèce, mais qui a disparu avec l’ordonnance n°2019-359 du 24 avril 2019 portant refonte du titre IV du livre IV du code de commerce relatif à la transparence, aux pratiques restrictives de concurrence et aux autres pratiques prohibées.

Est-ce à dire qu’Amazon va pouvoir se venger de l’affront qui lui a été fait par Bercy et réintroduire dans ses CGU des clauses maltraitant les milliers de petites et moyennes entreprises françaises pour qui cette plateforme est devenue un canal de diffusion incontournable ?

Que nenni.

Notre actuel ministre et ses successeurs conservent toutes leurs armes pour pourfendre tout géant qui abuserait de sa force : le nouvel article L442-4 du code de commerce reprend le régime qui existait auparavant et qui permet au ministre de l’économie d’agir devant le juge et de réclamer de (lourdes amendes).

Mais on trouve, en plus, dans le texte nouveau, la possibilité d’une sorte de class action indemnitaire, puisque le ministre pourra aussi demander la restitution des avantages indument obtenus, par le responsable du déséquilibre, pour peu que les victimes soient informées, par tous moyens nous dit le texte, de l’introduction de cette action en justice.

A quand une communication du ministère, par voie de presse ou télévisée, pour inciter les entreprises potentiellement victimes de « clauses abusives » imposées par les « superstar » du business à se faire connaître ?

Deuxième question : et le droit des contrats dans tout ça ?

Notre multiséculaire code Napoléon, pierre d’angle du droit des contrats en France, a été assez profondément rafraichit par l’ordonnance du 10 février 2016 puis la loi de ratification adoptée le 20 avril 2018.

L’une des innovations remarquées du nouveau droit des contrat est l’introduction, dans le droit commun, du concept de « clause abusive », qui permet à n’importe qui, dans n’importe quel contrat, d’invoquer le caractère non-écrit d’une clause dès lors qu’elle « crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat ».

Pour le dire simplement, la « clause abusive » dans le code civil c’est celle qui révèle un déséquilibre injuste entre les devoirs d’une partie (à qui on impose trop) et les droits de l’autre (qui a trop obtenu).

A ce stade, l’analyse comparée du régime spécial prévu par le code de commerce et du régime général relevant du nouvel article 1171 du code civil, n’est pas sans intérêt.

D’un côté, le code de commerce permet certes aux entreprises victimes d’agir contre les grands méchants loups, pour obtenir la nullité des clauses ou des contrats illicites et des dommages et intérêts.

Mais on voit bien les limites pratiques de cette faculté, par exemple pour la PME française fabricante de goodies de bon goût, dont l’essentiel du chiffre d’affaires repose désormais sur un canal de diffusion amazonien. On conviendra en effet que mordre la main qui vous nourrit, même mal, n’est pas la méthode de pérennisation du business la plus évidente…

Alors certes, le ministre (ou le ministère public) peut agir. Et il le fait parfois (cf le cas qui nous occupe). Cependant, par définition, le monde des affaires repose souvent sur des négociations qui s’inscrivent dans des rapports de force déséquilibrés. Fort heureusement, les contrats qui en résultent ne le sont pas toujours. Toutefois, nombre d’opérateurs économiques, bien moins puissants qu’Amazon, ont malgré tout la capacité d’obtenir plus de leurs partenaires que ce que la raison, l’équité, un juste équilibre et la loi commandent.
Les multitudes d’entreprises potentiellement confrontées à ce type de situation ne pourront pas toute compter sur une action ministérielle, ni même engager un procès fondé sur les règles du code de commerce.

C’est alors que notre bon vieux code civil, dans ses nouveaux habits, est susceptible d’apporter une alternative intéressante.

En effet, la sanction du déséquilibre significatif dans le droit des contrats n’est pas la nullité (i.e le contrat disparait mais aussi le chiffre d’affaires qui va avec) ni même nécessairement une action indemnitaire (car il faut alors saisir et convaincre un juge), mais tout simplement le caractère non-écrit de la clause déséquilibrée litigieuse.

Dès lors, la PME, le fournisseur, l’entrepreneur, le « petit », qui s’est vu imposé par un plus gros que lui une clause abusive, c’est-à-dire une clause déséquilibrée, pourra, au visa de l’article 1171 du code civil, tout simplement l’écarter des bases contractuelles de sa relation d’affaires.

Trois intérêts à cela : (i) le caractère non-écrit ne se prescrit pas (contrairement à la nullité qui impose d’agir avant 5 ans), (ii) seule la clause non-écrite disparait (et pas tout le contrat, donc la relation commerciale demeure), et (iii) si le client-abuseur veut défendre sa clause inique, ce sera alors à lui de saisir un juge.

Ne soyons pas dupes : écarter l’application d’une clause (réputée non-écrite) imposée par un acteur économique puissant à l’un de ses fournisseurs ne sera pas sans risque et pourra conduire à un débat sur la résiliation du contrat aux torts de celui qui refuse de l’appliquer.

Néanmoins, en pratique, il existe de très nombreuses bases de données et jurisprudences qui répertorient les clauses déjà identifiées comme abusives; et il existe aussi de nombreux précédents faisant application de la loi commerciale et de la notion de « déséquilibre significatif ».

Dès lors, l’utilisation des ces sources peut et doit permettre à un cocontractant qui supporterait une sujétion anormale, de faire valoir, de manière étayée et objective, auprès de son partenaire que telle ou telle clause ne peut trouver à s’appliquer et doit être abandonnée ou revue.

En conclusion : alors on fait quoi ?

« Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. »

Sans être aussi catégorique que l’illustre Jean de la Fontaine, et pour être moins allégorique dans la morale de l’histoire, voici ce que nous pouvons tirer comme conseils pratiques de ce qui précède :

L’entreprise qui en a les moyens juridiques et financiers, et pour qui la poursuite d’une relation contractuelle donnée n’est pas vitale, si elle est victime d’un déséquilibre significatif, aura tout intérêt à agir sur le fondement de la loi commerciale pour obtenir tout à la fois la nullité du contrat et la réparation de tous les dommages subis.

L’entreprise pour qui la poursuite de la relation d’affaires est nécessaire, mais qui fait face à une ou plusieurs « clauses abusives », trop difficiles à supporter car déséquilibrées, pourra, sur le fondement du droit commun, invoquer (en le justifiant) le caractère non-écrit des clauses litigieuses et continuer à exécuter le reste des termes du contrat.

Les fédérations, syndicats et autres organisations professionnelles et interprofessionnelles devraient, dans une action concertée avec les pouvoirs publics (Bercy) susciter des actions judiciaires de même nature que celle ayant conduit au jugement du 2 septembre 2019, à l’encontre des opérateurs économiques incontournables, dès lors que ceux-ci déséquilibrent les règles du jeu.

C’est sans doute grâce à la somme de toutes ces actions, que le droit français des contrats et les relations d’affaires pourront atteindre une maturité, un équilibre et un caractère « gagnant-gagnant », qui, loin de risquer de mettre en péril les intérêts des plus forts, permettra à tous les autres acteurs économiques d’évoluer dans un environnement plus prévisible, plus lisible, plus pérenne et de favoriser ainsi la confiance.

Oserait-on suggérer aux GAFA (et à d’autres), tout au moins à leurs filiales françaises, pour éviter la fronde, de profiter d’une des avancées de la loi Pacte et d’introduire dans leur « raison d’être »une dose de « fairness » ?

Rendez-vous, dès les prémices de 2020, pour de nouvelles réflexions sur ce sujet !